Il m’arrive d’oublier ma première rencontre avec Bigg. Surtout ces derniers temps. L’image semble s’effacer un peu plus à chaque évocation. Je me suis donc promis de transcrire mon souvenir la prochaine fois qu’il referait surface. Et pourtant… je manque de le faire à chaque fois. Soit faute d’avoir de quoi écrire sous la main, soit le passage par les mots s’avère impossible. J’ai fini par comprendre que certains événements majeurs de la vie réprouvent leur propre écriture ; aussi ai-je dû inventer de toutes pièces l’histoire que je m’apprête à vous raconter.
Le vendredi était jour de fête pour mon père et moi. Une fois qu’il m’avait ramené de l’école, nous nous efforcions d’ingurgiter vite le repas sous le regard réprimandeur de ma mère avant de nous précipiter vers le cinéma du coin, l’illustre Suprême mille et une fois fermé, puis rouvert. Nous avions l’habitude de rattraper la séance de quinze heures. Pour moi, cela signifiait que le weekend avait commencé. Pour mon père, cela signifiait que son illustre rôle de grand gardien de mes études, honorable vigile de mon précieux parcours scolaire, était remis jusqu’au lundi matin. Nous pouvions nous adonner à la salacité d’une boîte de popcorn en toute impunité… sauf que nul d’entre nous ne s’est jamais retrouvé coupable d’un délit pareil. Nous estimions que les boîtes de popcorn n’étaient pas adressées aux vrais cinéphiles que nous étions (nous étions souvent seuls dans la salle !) et c’était dans le silence le plus solennel que nous subissions les aventures et les émois de notre héros du jour. Le vieux Nicolas était toujours là pour nous accueillir à la porte et nous déchirer le ticket. Il avait la mauvaise habitude de nous raconter les péripéties du film que nous étions venus voir (et qu’il avait dû voir la veille). Comme il ne se privait pas non plus d’éventer la fin ou de donner son opinion décisive sur la valeur de l’ensemble, je laissais souvent mon pauvre père souffrir seul le vieux Nicolas et je me dérobais près du guichet pour contempler les affiches des films coming soon. Tiens, Chucky aurait donc une femme ? Ghostface n’est finalement pas mort ? Le bossu de Notre-Dame… un peu trop scolaire pour le Disney de l’année quand même ? Ainsi perdu dans ces considérations importantes, je ne faisais souvent pas attention à Johnny qui faisait mine de balayer le sol pour des spectateurs qui ne se pointaient jamais. Johnny avait la peau très brune pour un Libanais et ce n’est que plus tard que je compris qu’il ne l’était pas. Qu’il ne parlât pas arabe aurait dû me mettre la puce à l’oreille mais l’enfant que j’étais à l’époque croyait fermement que tout homme vivant sur le sol libanais était Libanais. Johnny était en fait issu d’un pays est-asiatique… et s’occupait aussi d’accrocher les affiches de films. Ce fut donc lui qui m’offrit The fox and the hound, Le roi lion et Pocahontas avant que mes goûts filmiques ne fassent un détour inattendu du côté de Halloween H20, The Relic et I still know what you did last summer. Les affiches faisaient presque ma taille et c’était donc mon père qui les trimbalait sur le chemin du retour. Nous étions tous deux satisfaits de les avoir ainsi sauvées d’une mort certaine dans une cheminée quelconque ou un chantier de passage. Ensuite, puisqu’il fallait bien lancer le film, le vieux Nicolas lâchait enfin mon père, un peu à contre-cœur. Nous nous asseyions toujours au bout de la rangée pour que mon père puisse étendre ses jambes. La lumière restait allumée jusqu’au lever du rideau et la même cassette refilait les mêmes chansons de variété française. J’avais fini par remarquer que nous tombions parfois sur la face A de la cassette et d’autres fois sur la face B. Je ne pouvais savoir laquelle des compilations était la face A ou B mais je pouvais par contre reconnaître le déroulé des chansons et espérer que ce soit l’une plutôt que l’autre, pour la simple raison que j’étais tombé amoureux de rebelle et cerise ô pierres tassées. Je la chantais avec un entrain renouvelé et ça se terminait le plus souvent par mon père et moi égrenant les ultimes lalalalas à l’unisson dans la salle vide. Ensuite la lumière s’éteignait, le rideau tombait, les premières bandes-annonces défilaient, c’était parti pour un nouveau voyage.
A l’époque, mon père était pris par une fâcheuse histoire de famille et il arrivait qu’il ne dormît pas à la maison. Ma mère passait alors toute la soirée à mes côtés, afin de m’aider à résoudre d’insipides problèmes de calcul. Elle ne rentrait dormir qu’après s’être assurée que le vendeur de poissons qui avait vendu dix-huit kilos de truites à trente mille livres libanaises le kilo et reçu seulement cinq billets de cent mille livres en contrepartie s’était bel et bien fait avoir par son client. Je plongeais alors dans une histoire de fantômes avant de m’assoupir, le livre à la main. Mon père, lui, dormait plusieurs nuits par semaine chez la vieille femme de son oncle récemment défunt. Cette dernière refusait d’aller dans une maison de retraite et s’entêtait à vouloir rester chez elle, même seule, malgré plusieurs chutes successives. Comme il ne parvenait pas à lui faire entendre raison, mon père décida de passer certains soirs chez elle afin de lui éviter de se casser la figure, ce qui ne l’empêcha pas de se fracturer la hanche. Lorsqu’elle se retrouva longtemps alitée dans un lit d’hôpital, une nièce qu’on lui ignorait entreprit un voyage depuis le Canada pour venir la voir et s’asseoir à son chevet. Elle ne fut pas très heureuse de découvrir que la vieille avait légué sa maison à mon père sans même lui en faire part, maison qu’elle convoitait. A juste titre d’ailleurs. Les événements se précipitèrent et par je-ne-sais-quel tour de magie, la nièce finit par faire signer un papier officiel à sa tante qui remettait les choses à leur place et la certifiait ainsi héritière de la croulante demeure. S’ensuit un bras de fer qui oppose quelque temps mon père à la nièce et dont l’issue sera défavorable pour le premier. Il va sans dire qu’en ce temps-là, je ne comprenais rien à toute cette histoire. Je n’en ai saisi les aléas que deux décennies plus tard lorsque je me souvins de la gentille dame à l’accent canadien qui m’avait offert un délicieux sac de friandises (l’unique fois où je l’avais rencontrée) et que je demandai de ses nouvelles à mon père. Je changeai donc de regard sur les bonbons que j’avais mangés, à un prix exorbitant apparemment. Tout cela n’empêcha pas le rituel du vendredi après-midi de continuer. Le rideau ne ratait pas de tomber à chaque fois. Quant à rebelle, elle ne manquait jamais de rafler ses cerises.
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Commencer quelque part
Commencer n’importe où
Commencer pour ne pas mourir
Pour ne pas languir
indéfiniment
Ecrire pour ne pas mourir
Ecrire pour se rappeler la mort, cette oubliable que seule l’écriture me semble saisir
Ecrire afin de ne plus se sentir obligé de rappeler à tout le monde que la mort est inéluctable
Dérouler une phrase après l’autre comme le plus efficace des memento moris qui soit
S’y mettre quand tout conspire à s’en soustraire
S’en soustraire qund tout conspire à s’y mettre
Continuer
Malgré la phrase précédente
Aller de l’avant et surtout
ne pas regarder en arrière
ne pas jauger la valeur de ce qui a déjà été taillé
ou inscrit
ne pas regarder en arrière
N’épousez pas la relecture sous peine d’en saupoudrer vos repas
Continuer avec la certitude évidemment forcée
Que chaque retour à la ligne est une rémission
Une toile supplémentaire entre soi et l’innommable qui le poursuit
Une toile opaque
Et invisible
Continuer malgré que l’essentiel n’y est pas
Une image floue.
Des lignes verticales boisées, menaçantes.
Nous sommes dans un bois que je ne connais que trop bien,
la forêt archétypale de l’inconscient où se fait la rencontre avec le loup et autres créatures armées,
la végétation touffue et sans issue de la catatonie dernière du personnage principal de “Balle perdue”.
Comment ne pas se souvenir de ce travelling descendant vers la fin du premier long métrage de George Hashem et qui scellait la conscience de la jeune femme à l’encre d’une culpabilité traumatique ?
Cette végétation indifférenciée est restée le legs de Hashem dans mon imaginaire depuis 2010 jusqu’à cette avant-première de son deuxième opus “Retour de flamme” en janvier 2017. Et il s’agit bien d’un retour, le retour de cette forêt maléfique qui engendre (ou invoque?) les récits des morts mal enterrés, les histoires des spectres libanais qui vibrent encore dans la réflexion de nos yeux malvoyants.
Comme de jeunes initiés autour de leur chef de clan qui savent en le voyant sortir son calumet devant le feu de joie que le temps d’une nouvelle séance de chamanisme a sonné, j’ai su dès cette première image boisée floue que le passage au purgatoire était terminé, que le marionnettiste était de retour et que nous étions partis pour un nouveau voyage.
Ce nouveau voyage semble bien différent du premier au premier abord. Hashem n’y est pas timide du tout, ni dans la durée du film, ni dans son intransigeance artistique, ni dans sa rigueur scénaristique, ni – osons le dire – dans son courageux culot de vouloir projeter – soit distribuer – un tel film dans toutes les salles libanaises. Je regarde mes compagnons dans le noir. La même gêne se dessine dans leurs yeux. Le film n’est pas facile. Il exige beaucoup du spectateur, plus que nos trois intelligences réunies. Mais tout film doit-il être vu une fois seulement ? On ne le reproche pas à « Mulholland Drive » (élu meilleur film du troisième millénaire), pourquoi le reprocherait-on à un projet tout aussi sérieux, passionné, inclassable
mais libanais ? Dans cette optique, la projection à ABC ou à Souk Beirut devient un manifeste en soi. A l’heure où le seul cinéma libanais qui compte a fait le deuil d’être reconnu et pris au sérieux parmi les grosses productions hollywoodiennes ou libanaises, « Retour de flamme » accepte le pari d’être pris en sandwich entre « Bel Ghalat » et « Jumanji ». Quel dénominateur commun entre ces films ? Aucun sans doute si ce n’était le droit d’accès légitime aux bonnes salles de cinéma, bien équipées en image et en son, des salles qu’il faudrait récupérer comme cette pauvre barbe des salafistes. Eté 2012 : je fais le guide pour un groupe de jeunes
étudiants de cinéma suisses à Beyrouth. L’un d’eux, assez barbu, subit un gentil interrogatoire au rond point Dawra. De jeunes ouvriers syriens, tous rasés jusqu’à l’os, s’étonnent qu’il se laisse autant pousser la barbe. N’a-t-il pas peur d’être pris pour un salafiste ? L’étudiant suisse les regarde en souriant : « Il faut bien récupérer la barbe des salafistes, non ? » Il faut bien récupérer nos salles de cinéma de tous les bonbons de caramel.
Mais je m’écarte du film (à moins que ce soit ça le film aussi). L’intrigue progresse comme un film noir, comme un malaise qui s’en va grandissant sans laisser de répit. Les fausses notes d’harmonisation du (des) jeu (x) d’acteur (s) n’entrave pas profondément le déroulement d’un récit qui s’épaissit, prend des dimensions et des tournures inattendues, métatextuelles comme une spirale qui creuse la conscience du spectateur. Je me cramponne, je soupire parfois. La musique grave me rappelle constamment que je me rapproche d’un trou noir béant qui menace de tout avaler, de tout aspirer mais l’évidence physique, scientifique de ma présence dans la salle reste la preuve que le trou noir n’a pas tout aspiré mais qu’il restera jusqu’à la fin du film et au-delà, tapi dans le noir (d’une salle de cinéma), guettant ses petits voyeurs qui prient qu’il n’ait pas plus de demandes sacrificielles.
Cette avant-première prend un détour de happening lorsque le film révèle Wajdi Mouawad dans une salle obscure, lors de l’avant-première de son propre film. Il observe une silhouette dans la salle, la forme d’une nuque qu’il semble reconnaître, un fantôme de son passé. A ce moment, s’opère l’émergence d’un niveau narratif supplémentaire lorsqu’on réalise le souffle du démiurge sur notre épaule, le regard du cinéaste qui scrute la salle à la recherche d’on-ne-sait-qui, d’on-ne-sait-quoi, ce double laissé au Liban et qui n’est autre que lui-même au moment de son départ pour la France. Waleed existe-t-il ? L’un des derniers plans du film, sans doute le plus émouvant, nous révèle un autre acteur se mettant debout dans la salle et
se retournant vers André/Wajdi pour l’applaudir. Monsieur-X en principe, monsieur tout-le-monde, un inconnu dont la nuque aurait éveillé le temps du rêve éveillé qu’est une projection de film, la culpabilité ou le malaise de Wajdi. Mais est-ce vraiment monsieur-X ? Je prends tellement au sérieux ma réception de spectateur que je ne peux que contempler cette impression que cet inconnu-là, inconnu pour moi spectateur, n’est autre que le vrai Waleed.
Waleed applaudissant le film malgré les duperies, les mensonges d’André.
Waleed comme principe de réalité qui a depuis longtemps dépassé les guerres intestines au coeur d’André.
Waleed souriant face aux écarts que se serait permis un réalisateur en quête de thérapie, en quête de salut.
Waleed qui n’existe peut-être pas puisqu’une interprétation au niveau du sujet dans une perspective jungienne nous révèlerait que le film est un dialogue ou une tentative de dialogue entre qui on est devenu et qui on a un jour été.
Dialogue inaugural, dialogue-manifeste,
dialogue-diapositives, dialogue-chair de poule, dialogue-poursuite, dialogue impossible,
dialogue-monologues parallèles, dialogue-vertige, dialogue-chute, dialogue-Madeleine.
Ai-je tort de ne pas accepter que l’inconnu de la salle n’est qu’un inconnu tandis que le vrai Waleed est probablement mort en 1982 comme le montre le film dans le film ? N’est-ce pas le jeu du film lui-même, son va-et-vient incessant entre diégèse et métadiégèse, sa volonté consciente de brouiller les pistes qui font qu’une fois la boîte de Pandore ouverte, on ne puisse plus vraiment contrôler (et traquer) tous les fléaux qui en sont sortis ?
Un élément crucial me semble jouer à la fois en faveur et en défaveur de cette hypothèse. Il s’agit d’un même trouble qui creuse les deux premiers films de Georges Hashem. Le trou noir qui hante le coeur des deux films. Le schème obsédant encerclant sans pouvoir le percer le moment du trauma, un peu comme ce bref regard d’enfant à la fin de « Au revoir les enfants » de Louis Malle.
Une même Renault.
Le visage de Rodrigue Soleimane au volant (Rodrigue qui rejoint le casting du film comme par hasard au dernier moment).
Des hommes (ou femmes) armées.
Une issue sombre mais incertaine.
Qu’est-il advenu de Joseph Maroun dans « Balle perdue » ? A-t-il été tué par la machine violente que Nadine Labaki surprend derrière les buissons ? Oui, dirait le bon sens. Non, nous indique pourtant une information à la fin du film au couvent, mais peut-on le croire ? Qu’est-il advenu de Waleed dans « Still burning » ? Sa mort funeste n’est plus suggérée seulement dans ce deuxième film, elle y est mise en scène, jouée, filmée et projetée en salles. Est-elle plus avérée pour autant ? « Still burning » offre-t-il enfin une réponse au destin de Joseph Maroun ?
Oui, mais comme toute oeuvre majeure, il lui propose une réponse…
cinématographique.
« Face à certaines morts que je rencontre dans ma pratique, je devrais être plus astrologue que procureur pour en trouver la cause. » Ainsi s’exprime l’un des personnages de Il était une fois en Anatolie de Nuri Bulge Ceylan durant une longue équipée de nuit couvrant à elle seule la première moitié du film et aspirant à retrouver l’emplacement d’un cadavre enterré quelque part dans les steppes de l’Anatolie. Le film ne livrera pas les raisons du meurtre et pourtant il s’acharnera à traquer le cadavre jusqu’à l’épuisement. Il faudra le déterrer, le décrire, le déficeler, l’emballer, l’emporter dans le coffre d’une voiture puis l’autopsier afin de l’obliger à révéler son secret ; un secret que le médecin décidera finalement de taire parce que l’horreur n’en est que plus grande et inutile. Sous des allures de polar, le film turc primé au festival de Cannes 2011, « peu à peu s’achemine vers la fable métaphysique[1] » et glisse de la question policière : Quelle est la cause du meurtre ? à celle plus philosophique qu’est Pourquoi le Mal?[2]en passant par l’incontournable question anthropologique : Pourquoi tue-t-on ? Pas de réponse apparemment… sauf peut-être dans cette petite apologie du lynchage et de la justice personnelle qu’énonce un personnage secondaire, un assistant policier du lot, qui explique vers le début du film au médecin comment il expulse sa violence en vidant parfois son revolver la nuit. « Satan expulse Satan », aurait dit René Girard en citant l’Evangile. La force révélatrice du film est celle de centrer l’intérêt sur la persistance d’un cadavre, d’une victime dissimulée puis exhumée aux yeux de tous, étrangère à nous mais nullement abstraite puisqu’on l’avait bien vue vivante dans le prologue. Ensuite vient le titre du film puis la quête du cadavre perdu. Que s’est-il donc passé il était une fois en Anatolie ? Un crime bien entendu. Probablement LE crime.
Pourquoi commencer par ce détour ? Parce que la première fois que je l’avais vu, Il était une fois en Anatolie m’avait donné l’impression de laisser entrevoir ce fond de vérité que peu de films parviennent à atteindre mais dont je n’arrivais pas à cerner la nature à l’époque. L’ayant revu juste avant la rédaction du présent essai, je me suis rendu compte à quel point il s’agissait de ce que j’appellerais par la suite une « fiction révélée » : une fiction qui dévoile la blessure sacrificielle au cœur de toute culture et par conséquent au cœur du cinéma lui-même.
C’est René Girard[3]qui a désigné la présence du sacrifice au sein même de l’institution humaine. Toute culture, toute communauté se serait nécessairement formée sur les bases d’un sacrifice fondateur, en principe occulté et non révélé. A partir de cette hypothèse première (qui est plus un axiome qu’une hypothèse chez Girard) sur laquelle je me pencherai au cours de ce travail, je me suis interrogé sur le sacrifice au cœur de l’institution cinématographique, cette dernière étant un pan culturel à part entière, un pays même pour certains penseurs, voire pour la communauté des cinéphiles. Déjà en 1957, Sadoul constatait dans l’incipit de son livre Les merveilles du cinéma: « Chaque jour, chaque soir, par dizaines de millions, des hommes, des femmes, des enfants vont au cinéma. Devant les écrans où parlent et chantent les images se pressent les spectateurs les plus divers. »
Un sacrifice à l’échelle planétaire en somme, possiblement le sacrifice continu le plus global et le plus implanté de l’Histoire humaine, en tout cas de l’Histoire humaine moderne, celui qui se rapproche le plus de la notion de sacerdoce éternel, le sacrifice offert « en tout temps » qui représente selon C.G. Jung, le troisième et unique aspect du sacrifice de la messe chrétienne qu’on puisse qualifier de mystère[4].
Ainsi donc, l’écran-sacrifice. L’écran comme métonymie du cinéma ou mieux, le cinéma en ce qui, en lui, est irréductible au théâtre, inaliénable aux arts qui l’ont précédé, mais aussi aux autres écrans postérieurs. L’écran comme support immuable de la dyade projection/identification mais aussi l’écran interne, propre à tout un chacun. L’écran enfin comme rappel des limites de cette étude. Il ne s’agira donc pas juste de se demander : Jusqu’à quel point le cinéma a-t-il besoin de sacrifices ? mais de pousser la réflexion vers une possible nature intrinsèquement sacrificielle du dispositif lui-même, ce que la substitution du terme « cinéma » par le terme « écran » permet de nuancer : Jusqu’à quel point l’écran a-t-il besoin de sacrifices ? L’imaginaire de la première question porte une saveur de dur labeur et de consécration presque religieuse à son art tandis que l’imaginaire de la deuxième semble plus dynamique, plus rituel, oserais-je dire plus sanguin. Mais pour mieux comprendre, il faudra peut-être définir ce que j’entends par sacrifice et ce que je désignerai comme cinéma dans cette étude.
Le Dictionnaire des Symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant définit d’abord le sacrifice ainsi :
« Action de rendre quelque chose ou quelqu’un sacré, c’est-à-dire séparé de celui qui l’offre, que ce soit un bien propre ou sa propre vie ; séparé également de tout le monde resté profane ; séparé de soi et donné à Dieu, en témoignage de dépendance, d’obéissance, de repentir ou d’amour. Le bien qui est ainsi offert à Dieu devient inaliénable – c’est pourquoi il est souvent brûlé ou détruit – ou intouchable, comme étant propriété de Dieu, et à ce titre fascinant et redouté. »[5]
Puis plus loin:
« Le sacrifice est lié à l’idée d’un échange, au niveau de l’énergie créatrice ou de l’énergie spirituelle. »
Ainsi:
« Toute la vertu du sacrifice, qui sera pervertie dans la magie, réside dans cette relation matière-esprit et dans cette persuasion que l’on peut agir par le truchement ou la médiation des forces matérielles sur les forces spirituelles. »
Or existe-t-il une vertu du sacrifice antérieure à son application dans la magie ? Ce n’est pas ce que l’anthropologue James Frazer semble dire dans Le Rameau d’or dans lequel il place chronologiquement la pensée magique avant la pensée religieuse :
« Ainsi, la religion, pour autant qu’elle suppose le monde gouverné par des êtres conscients, dont, grâce à la persuasion, on peut modifier les desseins, s’oppose radicalement à la magie aussi bien qu’à la science, toutes deux partant de l’idée que le cours de la nature est déterminé, non par les passions ou les caprices d’êtres conscients, mais par le jeu de lois immuables agissant d’une façon mécanique. »[6]
L’idée d’un échange dans l’essence du sacrifice ressort aussi dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand : « Or le sens fondamental du sacrifice, et du sacrifice initiatique, c’est contrairement à la purification, d’être un marché, un gage, un troc d’éléments contraires conclu avec la divinité. »[7]C’est cet intérêt à définir le sacrifice tel qu’il se présente et non tel qu’il est réellement - soit une manifestation précise et orchestrée de la violence humaine dans le but paradoxal et saintde l’exprimer et de l’enchaîner en même temps - que dénonce la pensée de René Girard. En éclaircissant à souhait tout ce qui avait été dit sur le sujet jusqu’au point de fixer l’épithète violent comme synonyme de sacré, Girard avance « la vraie nature du sacrifice qui n’est jamais au fond qu’une espèce de meurtre. »[8] La définition du Dictionnaire des Symboles s’en trouve chamboulée : rendre quelque chose ou quelqu’un sacré, ce serait tout simplement le violenter.
« La réflexion anthropologique a longtemps perçu dans le sacrifice sanglant une espèce d’énigme qu’elle s’est efforcée de résoudre mais sans y parvenir. On s’est dit alors que le sacrifice en général, le sacrifice en soi, n’existe peut-être pas.[9]L’hypothèse d’une illusion conceptuelle est légitime en tant qu’hypothèse mais, dans la seconde moitié du xxème siècle, elle s’est durcie en un dogme d’autant plus intolérant qu’il croit triompher de l’intolérance occidentale, de notre impérialisme de la connaissance. »
Pour Girard, le sacrifice existe bel et bien. Il est même le fondement de toute culture, de toute institution humaine, mais pour le comprendre, il faudra rappeler les grandes idées de son anthropologie, ce que je ferai dans la première partie de cette étude. Tandis qu’un Raoul Ruiz, figure de proue du cinéma chamanique, pourrait affirmer dans sa Poétique du cinéma 2 : « Dans un tournage, il y a toujours commerce avec l’au-delà : invocation, convocation de spectres, manipulation d’objets magiques, autel, sacrifice, mystère », la différence avec un Girard pour qui le sacrifice à la base n’a rien à voir avec l’au-delà s’en trouve plus éclairée.
Quelle serait une première définition satisfaisante du sacrifice ? Je propose la suivante :
Sacrifier signifie violenter quelque chose ou quelqu’un sous prétexte de le rendre sacré et cela dans un but d’échanger oui, non pas avec les dieux cependant mais plutôt avec sa propre violence intérieure une sorte de trêve momentanée. C’est dans cette perspective que j’exercerai un premier rapprochement avec le dispositif cinématographique dans la première partie de cet essai.
N’empêche que dans un second temps, nous pourrions concevoir le sacrifice comme une célébration d’une victoire intérieure. C’est ce que semble dire l’école de C.G. Jung qui interprète le sacrifice du taureau par Mithra « comme un symbole de la victoire de la nature spirituelle de l’homme sur son animalité. »[10]
Ainsi va le sacrifice. Je passe au cinéma.
De quel cinéma va-t-il s’agir dans le cadre de cette étude ? « En fait, la question de l’appréciation d’un film est subordonnée à une autre question, celle de savoir ce qu’est le cinéma », rappelle Eric Dufour dans les pages d’ouverture de La valeur d’un film[11].
Ainsi le cinéma désignera-t-il d’abord l’institution cinématographique qu’on définira.
Il sera ensuite question du dispositif cinématographique en soi. Le cinéma, c’est d’abord un écran, une salle plongée dans l’obscurité, une projection d’un film, un public indifférencié. Christian Metz donne dans son Essai sur la signification au cinéma une belle définition de la spécificité du médium : « La spécificité du cinéma, c’est la présence d’un langage qui veut se faire art au cœur d’un art qui veut se faire langage. » Qu’entend Metz par cette définition apparemment cryptique ? Yves Belaubre, écrivain, scénariste et chargé du cours d’écriture de scénario à l’ESAV – Toulouse, cite Metz et l’explique comme suit : « Le langage qui veut se faire art, c’est ce discours imagé. Ce discours imagé que dans ces pages on désignera plutôt par discours filmique », la rectification ayant pour objectif l’inclusion de la dimension sonore du cinéma ; « l’art qui veut se faire langage » étant supposé désigner une tendance douteuse du cinéma à vouloir raconter une histoire. Le discours filmique en question serait-il « ce besoin de réconcilier, de recréer à partir du chaos de la vie, une autre vie plus cohérente, plus juste, plus vivable, à la mesure de notre désir de perfection » évoqué par Jean Collet[12]? J’ai bien envie de le croire surtout qu’il propose de « donner un sens à la vie » en reproduisant « la nature sans l’horreur »[13]. Mais de quelle horreur s’agit-il ? Ai-je tort de l’associer tout de suite à la violence fondamentale humaine et son pendant, le sacrifice - plus ou moins sanglant selon l’évolution des civilisations? N’est-ce pas cette horreur-là qu’un certain cinéma est supposé révéler ? Ou pour être plus optimiste, ne devrait-il pas reproduire « la nature sans l’horreur » qu’une fois l’horreur bien intériorisée ? Et si, comble de l’horreur, l’horreur serait constitutive du cinéma même ?[14]
Enfin, le cinéma c’est aussi un contenu diégétique. Je développerai la dialectique des films révélés et non révélés. J’ai un peu hésité entre utiliser l’adjectif révélateur et le participe passé révélé. J’ai finalement opté pour le participe parce qu’utiliser l’adjectif aurait sous-entendu qu’un film puisse être révélateur de quelque chose tout en restant lui-même extérieur, hors de l’équation, or tout le principe de ma réflexion stipule que le dispositif cinématographique - donc le film inclus - fait lui-même partie de « l’horreur » ou de la violence humaine, ainsi donc l’intérêt particulier d’un film résiderait en ce qu’il est lui-même révélé ou pas.
Pour en revenir à notre question de départ, Jusqu’à quel point l’écran cinématographique a-t-il besoin de sacrifices ? pourrait s’assimiler à : Jusqu’à quel point l’écran est-il lui-même sacrificiel ? La question qui en découlerait naturellement serait : Qu’est-ce qui est sacrifié au cinéma ? ou encore: Qu’est-ce qui doit mourir dans un film pour attester – ou pas – de sa vérité ? suivie de sa version whodunit [15]: Qui est le sacrificateur ? Ces grandes interrogations formeront en réalité les grandes lignes de notre essai.
Dans un premier temps, je me chargerai de repérer le sacrifice au fondement des trois manifestations cinématographiques déjà évoquées : l’institution cinématographique (à définir), le dispositif filmique et le contenu diégétique lui-même. Je m’appuierai d’une part sur les thèses d’anthropologues comme René Girard et Mary Douglas, d’autre part sur les écrits de théoriciens du cinéma comme Noël Burch et Jacques Aumont et un corpus de films traitant du sacrifice comme Stations of the Cross de Brüggemann ou encore The sacrifice de Tarkovski.
Dans un deuxième temps et après avoir exploré le cinéma comme sacrifiant, je me pencherai sur le sacrifié au cinéma. Ce sera d’abord une appréhension des possibles victimes de l’institution. Je me pencherai notamment sur la figure de la vedette et ses critères de sélection victimaire. La notion de réalité sera au cœur de ma réflexion quant au sacrifié du dispositif filmique. Enfin, j’appréhenderai les possibles victimes diégétiques récurrentes de l’Histoire du cinéma. La fiction non révélée, sa fonction de purgation, seront évidemment évoquées afin de mettre en relief les sacrifices narratifs et structuraux des films, mais cela en vue de parvenir à pouvoir expliciter un possible degré 0 du sacrifice même dans un film non figuratif comme les produits de l’avant-garde. Ceci aboutira à nous interroger sur la possibilité d’un écran Christ notamment à travers l’analyse d’extraits de films de fiction traitant du cinéma et dans lesquels l’écran est sacrifié, percé ou brûlé. J’évoquerai également le rôle qu’a joué la représentation de la Passion à l’écran.
A ma connaissance, René Girard s’est rarement exprimé sur le cinéma. Une remarque plutôt glaciale dans Je vois Satan tomber comme l’éclair(1999) a toutefois attiré mon attention sur ce à quoi il faudrait s’attendre de ce côté: « Le supplice transforme la foule menaçante en un public de théâtre antique ou de cinéma moderne, aussi captivé par le spectacle sanglant que nos contemporains par les horreurs hollywoodiennes.[16] » N’empêche qu’une remarque tirée de ses conversations avec Benoît Chantre Les derniers jours et relevée par Scott Cowdell semble suggérer que Girard aurait vu 2001 : Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick et qu’il aurait lu le symbole du monolithe noir comme une métaphore de la victime égorgée[17].
Du coup, j’aimerais d’un côté croire que le rapprochement que je propose dans le cadre de cette étude entre l’anthropologie de René Girard sur le sacrifice d’une part et l’institution cinématographique d’autre part est plutôt original et pourrait ouvrir de nouvelles pistes de réflexion ou en tout cas les reformuler d’une nouvelle manière. Les écrits sur la spiritualité au cinéma ne font pas défaut ; ils semblent dater de l’âge du médium. De même, le sacrifice au cœur de toute narration, cet effet cathartique qui se dégage du théâtre ainsi que du roman, a profondément été décrypté par une pléthore de penseurs même en ce qui concerne le cinéma. Mais le rapport singulier entre un sacrifice constitutionnel du cinéma tel que nous le connaissons et ses répercussions religieuses me semble être une conjoncture qui mérite que nous nous y arrêtions… le temps d’une étude.[18]
D’un autre côté, il est bon d’aller vers une œuvre particulière au-delà des références filmiques diverses. L’univers de Stanley Kubrick retiendra particulièrement mon attention. Lui dont la critique de ce qu’il appelle « establishment » n’est pas loin de rappeler l’instance de « l’institution » dans l’entendement de l’anthropologie. Les sentiers de la gloire, Eyes wide shut mais surtout Orange mécanique me permettront, parmi les films du maître, d’exemplifier mon argumentation.
Enfin, dans un troisième temps, c’est la figure du sacrificateur qui m’intéressera. A quel point puis-je considérer que Satan, dans l’acception de Girard, peut ressortir comme le sacrificateur de l’institution cinématographique ? Un rapprochement entre l’écran de cinéma et la personne de Satan telle qu’explicitée par l’anthropologie me permettra de sonder ce qui dans le dispositif cinématographique a pu – ou pourrait – être pressenti comme malsain. Par contre, c’est la fonction du réalisateur que j’explorerai comme sacrificateur au sein du dispositif filmique. Est-il le suppôt du sacrifice ou le premier écorché (ou les deux)? Dans quelle mesure peut-il œuvrer pour une révélation du sacrificiel et à travers quels outils ? J’analyserai des extraits de ma propre filmographie à un moment pour faire part de ma pratique artistique.
Sur le plan méthodologique, mon étude m’a paru tout d’abord thématique puisqu’elle s’articule autour d’un thème précis : le sacrifice. Mon essai aurait pu alors s’intituler : L’écran et le sacrifice ou simplement Le cinéma et le sacrifice. La plus célèbre des conjonctions de coordinations ne peut m’empêcher de penser aux propos de Raymond Bellour :
« Quelle serait de la discursivité propre instaurée par Metz, l’équivalent de son marxisme, de sa psychanalyse, de son archéologie […] Ce ne serait, je crois, ni la sémiologie du cinéma, ni la relation postulée entre psychanalyse et cinéma, ni la somme des deux, ou l’une modifiée et enrichie par l’autre […] C’est la force, simple et imprévue, qui consiste à dire : le cinéma et…, et à en assumer toutes les conséquences. »[19]
Et vu que pour Bellour, la locution « le cinéma et… » a abouti à « l’effondrement de la souveraineté du dispositif-cinéma », j’ai préféré opter pour l’intitulé L’écran sacrifice sans nulle conjonction de coordination, surtout que, au-delà de l’anecdote, l’approche que je viens de présenter dans cette introduction vise en fait à rapprocher deux dispositifs, le sacrifice d’un côté, le dispositif-cinéma de l’autre, afin de sonder une possible essence commune. Qui dit dispositif, dit structure, dit analyse comparative du fonctionnement, et du coup, je définirais ma méthode de structurale comparée entre l’anthropologie et le cinéma, avec comme corpus, non pas une ou deux œuvres à étudier en profondeur, mais plusieurs exemples de films traitant de sacrifice qui illustrent telle partie ou tel chapitre. Chaque œuvre abordée sera automatiquement approchée du point de vue interrogateur de la triade sacrificielle : le sacrifiant, le sacrifié et le sacrificateur, qui seront par ailleurs les titres des trois parties du travail dont « l’idée devient ainsi tout simplement un film qu’on suit pour voir où il conduit, jusqu’à ce qu’on puisse, s’il le faut, accepter de se perdre, même si on se sent toujours, aussi, très solidement maintenu. »[20]
[1] DOMENACH, Elise, « Il était une fois en Anatolie – Cherchez la femme », Positif, novembre 2011, numéro 609, p. 27-28
[2] « L’enquête policière est le pendant séculier des spéculations théologiques. » (KRACAUER, Siegfried, Théorie du film, La rédemption de la réalité matérielle, p. 393)
[3] A travers son anthropologie qui s’est surtout manifestée dans La violence et le sacré.
[4] Les deux premiers aspects sont le « deipnon » qui désigne le repas et le « thysia » soit l’acte de sacrifier ou d’immoler. Ces deux aspects ne sont nullement des mystères selon Jung. (JUNG, C.G., «Le symbole de la transsubstantiation dans la messe », Les racines de la conscience, livre V)
[5] CHEVALIER Jean / GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Edition revue et corrigée, Editions Robert Laffont, 1982, 1231 p., Coll. « Bouquins », p. 970
[6] FRAZER, James George, Le Rameau d’or, Robert Laffont, 1981, p. 144. Quelque centaine de pages plus loin, il définit la science comme le retour de la magie par la découverte de la loi naturelle.
[7] DURAND, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, 11ème édition, Dunod, 1992 (1969 pour la première édition), p. 356
[8] GIRARD, René, Le sacrifice, p. 17
[9] On dirait qu’il parle du diable chrétien. (GIRARD, René, Le sacrifice)
[10] JUNG, C.G., L’homme et ses symboles, p. 147.
Jung affirme ailleurs que « le fait de pouvoir se sacrifier montre que l’on se possède. » (JUNG, C.G., « Le symbole de la transsubstantiation dans la messe », Les racines de la conscience, livre V, p. 308)
[11] DUFOUR, Eric, La valeur d’un film. Philosophie du beau au cinéma, Paris, Armand Colin, 2015, p.8
[12] COLLET Jean / CAZENAVE Michel, Petite théologie du cinéma, Paris, Les Editions du Cerf, 2014, p. 57
[13] Sauf que cela n’est pas l’apanage du cinéma. C’est aussi le cas du roman par exemple.
[14] Ainsi à quel point l’Histoire de ce cinéma tendrait-elle depuis ses origines vers les vidéos assassines de Daesh (qui ne sont d’ailleurs nullement les seules et uniques dans leur genre)?
[15] Terme désignant les films policiers où on s’interroge sur l’identité du coupable.
[16] GIRARD, René, Je vois Satan tomber comme la foudre, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1999, 254 p., Collection dirigée par Jean-Paul Enthoven, p. 60.
[17] COWDELL, Scott, René Girard and secular modernity – Christ, Culture, and Crisis, University of Notre Dame Press, Indiana, 2013
[18] C’est une question fondamentale à laquelle je me propose de répondre par une subjectivité revendiquée, soit l’utilisation de la première personne du singulier. J’ai tellement exhorté mes élèves dans l’option cinéma au baccalauréat, sur de longues années, à utiliser le Je pour s’exprimer dans leurs essais documentaires, j’ai tellement creusé le sillon de l’auteur réalisateur présent dans ses films à travers ma filmographie que je me retrouve pris au piège d’une responsabilité envers mes propres croyances et convictions. J’accepte l’étiquette éventuelle d’une possible déformation professionnelle tant que l’essentiel de mon raisonnement atteint le lecteur.
[19] BELLOUR, Raymond, L’entre-images 2. Mots, Images, Paris, P.O.L., 1999, p. 82
[20] Ibid. p.
- Chapitre 13-
[S.]
Sophie en était venue à voir dans sa petite librairie un reflet de son propre ventre.
« Verso » – c’était le nom de la librairie – ne lui appartenait pas tout-à-fait puisqu’elle la tenait avec son mari, sauf que Firas – c’était le nom du mari – s’y était rendu de moins en moins au cours des années jusqu’à ce qu’il n’y mît plus les pieds du tout, si bien que tout le monde avait conclu que les choses ne devaient pas se passer différemment dans le lit conjugal. Sophie avait vent de ce genre de rumeurs, ce qui lui déplaisait profondément, et du coup faisait parfois allusion devant Souad et Thérèse – c’étaient les noms de tout le monde - à des épisodes incandescents de ses nuits d’amour, épisodes qu’elle inventait naturellement mais qu’elle racontait avec un tel brio, avec une telle rêverie qu’on ne pouvait ne pas la croire – tout du moins en l’écoutant – ce qui n’empêchait pas Thérèse – ou Souad – de soupirer en baissant les yeux : « à quoi bon sans enfants… ».
Ils avaient pourtant tout essayé. Ils s’étaient mariés tout jeunes et avaient fait l’amour dans tous les recoins de la ville. A chaque fois, elle s’imaginait le profil de l’enfant qui serait conçu dans cette position particulière ou de cette situation inattendue. Lorsque Firas la prenait sur la machine à laver, elle se surprenait à espérer que son ovule restât impassible à toute tentative d’invasion ; elle imaginait mal son fils ruminant ses démons toute sa vie durant comme le faisait la machine. Par contre, elle se tortionnait dans tous les sens pour être fécondée lorsque l’envie prenait Firas de la prendre sur le toit de l’immeuble. Elle voulait tellement que son fils soit conçu dans le voisinage des étoiles, ou dans l’amphithéâtre de l’université pour qu’il soit intelligent, ou dans les chiottes du conservatoire pour qu’il soit musicien, ou dans un buisson pour qu’il soit « nature », ou dans un ascenceur pour qu’il s’élève, ou dans un avion pour qu’il puisse relativiser. Les années passèrent, plus vite qu’elle ne s’y attendait, et àquarante ans, elle aurait tout donné pour concevoir sur la machine à laver, mais c’est qu’àquarante ans, elle espérait encore. Les ventes étaient encore suffisamment bonnes. Mais la pente ne fit que s’accentuer et les clients que se raréfier. Les gens trouvaient de plus en plus ce qu’ils cherchaient en ligne et s’abstenaient d’investir dans les formats durs qu’ils considéraient assez chers. Ne pouvant supporter l’agonie lente de sa boutique, Sophie se convertit aux éditions indépendantes, fit travailler ses contacts à l’étranger et s’adonna uniquement à la vente de livres non vendus ailleurs parce que jugés très alternatifs. Effectivement, plus personne ne vint du tout mais elle s’était délivrée de l’impression d’agonie et c’était tout ce qui comptait. Elle passait ses journées à lire toutes ces merveilles dont personne ne voulait et intérieurement, elle jubilait. D’ailleurs, elle jubilait tellement qu’elle sentit qu’elle devait faire un test de grossesse.
Qu’allait-elle faire ? A qui devait-elle se confier d’abord ? Elle n’avait pas l’impression que la nouvelle réjouirait nécessairement son mari ; comment dire, c’était comme si la période magique pour un tel changement était déjà passée. Du haut de ses quarante-huit ans, elle se sentait comme un gosse confus et désorienté, un gosse désormais pourvu d’un autre gosse. Elle savait que c’était un miracle et se désolait de ne pouvoir chasser de son esprit la possibilité de se faire avorter. C’était le plus grand moment de sa vie et elle projetait déjà de le tuer dans l’œuf. Littéralement.
Je dois m’occuper l’esprit, penser à autre chose.
Son regard tomba sur un livre dans le rayon « nouveautés ». C’était un titre qu’elle n’avait pas encore lu. Elle l’ouvrit et se força à parcourir quelques phrases.
« Ignoble était la Chose ! Ignoble était Sa couleur ! Ignoble était la texture de Sa peau ! Mais pouvait-on désigner de peau cette formation infernale de lambeaux, de restes organiques sortis des égouts de la villes et qui semblaient s’attirer, s’interpeler, se chercher pour se juxtaposer, s’interpénétrer, fusionner en une seule matière première, visqueuse et repoussante comme seule peut l’être la matière de nos cauchemars ? Nous ne savions où nous cacher, où abriter nos enfants. Il n’y avait aucun refuge possible. La Chose se constituait de débris putrides provenant de partout. C’était comme si la ville elle-même enfantait cette vision d’horreur, comme si elle l’expulsait de ses propres entrailles ! Et la Chose, toute informe qu’elle était, semblait souffrir. Elle émettait une sorte de gémissement sourd qui nous paraissait surgir tout autant de sa matière que des tréfonds de nos propres âmes. Nous ne pouvions plus bouger, nous ne pouvions que demeurer immobiles et l’observer tandis qu’elle complétait sa métamorphose. Le soleil s’étant couché, nous avions du mal à définir la forme qui se dessinait devant nous. Nous ne pouvions nous empêcher cependant de l’associer à une monstrueuse mante religieuse haute de dix mètres, un insecte tout droit sorti de nos visions les plus infectes et qui se tortillait sous notre regard d’une plainte abyssale. »
Sophie claqua le livre et le balança sur le bureau.
Tout ceci n’est pas joyeux.
Cette nuit-là, elle dormit mal. Elle s’était glissée dans le lit feignant un profond sommeil lorsque Firas revint de ses longues escapades nocturnes avec ses potes. Voilà un moment qu’il s’était découvert un penchant pour les jeux de cartes et la « shisha ». Si une diseuse de bonne aventure avait prédit à Sophie, la parisienne de 23 ans, que le beau garçon d’origine libanaise dans sa classe qu’elle fréquentait depuis un moment, que ce même jeune homme qui l’avait séduite en continuant, de mémoire, des passages de la fresque proustienne se convertirait quelques trente ans plus tard à cette vieille invention arabe ou turque qu’était la « shisha » et qu’il en fumerait chaque soir jusqu’à ce que ses doigts se soient fatigués de distribuer les cartes, si elle avait su cela à ce moment-là, elle ne l’aurait sûrement pas cru, ou alors elle ne l’aurait pas suivi dans son pays, ni sué des années pour pouvoir ouvrir une librairie qui leur trottait tous les deux dans la tête, ni rêvé de lui faire dix enfants – sur ce dernier point cependant, c’est vrai qu’elle ne pouvait rien regretter, du moins pas avant ce soir. Il s’endormit comme un caillou et se mit à ronfler bruyamment. Il n’était pas digne, pensa-t-elle. On reconnaissait la dignité d’un homme à ses ronflements et Firas ne l’était pas du tout.
Mais d’où est-ce que je sors ces idées ?
Elle conclut que c’étaient sans doute là les symptômes de la grossesse. Comment aurait-elle pu les prévoir ? Elle n’était jamais tombée enceinte de sa vie. Et cet homme-là près d’elle était le père de son enfant. Cette pensée la remplit d’une bouffée d’amour intense pour son mari qu’elle s’empressa de serrer dans ses bras en souriant et pleurnichant comme une
demeurée !
Et l’idée la fit encore plus sourire. Elle était si heureuse.
Elle finit par s’endormir et rêva de la mante religieuse. Celle-ci ne s’avère pas être meurtrière. Au contraire, elle s’offre à la science pour être étudiée et les savants concluent que la matière de sa peau est une matière très élaborée, supérieure à la matière humaine. Plusieurs faits saisissants prennent place grâce à cette matière. Plusieurs guérisons ont lieu au contact de cette peau. Ces évidences finissent par persuader tous les sceptiques qu’il faut écouter ce que la mante religieuse avait à dire à tout le monde. Le jour de sa conférence de presse, Sophie est là dans la foule et se retient de crier la vérité à tout le monde : c’est mon fils qui va parler ! Je suis la mère de la mante religieuse ! Je suis la mère supérieure ! Elle finit par le hurler malgré une forte musique qu’il lui semble reconnaître, mais personne ne semble l’écouter. Ils sont tous pris par les propos de l’insecte géant. Celui-ci demande la création d’une armée d’humains de matière supérieure afin de permettre le retour des disparus. Sophie se réveille en sueur avant la fin de la conférence de presse. Elle pose sa main sur son ventre et cette caresse parvient à l’apaiser.
Les surprises ne devaient pas s’arrêter là. Dans un premier temps, Firas vacilla entre l’incrédulité et la joie mais la joie finit par prendre le dessus et Sophie fut surprise de retrouver dans ses traits des résurgences du « temps perdu ». Il se consacra à la préparation de la chambre du bébé et se fit donc peintre, menuisier, plombier, décorateur et musicien. Sophie souriait en son for intérieur mais ne laissait rien transparaître. Elle se sentait au-delà du rire et des larmes, bien au-dessus de la joie et de la tristesse. Elle se faisait matière et se laisser travailler et creuser par la grossesse. Elle s’offrait. Chaque jour était don, chaque minute était offrande. Souad et Thérèse n’étaient pas sûres de croire ce qui lui arrivait même après que son ventre ait commencé à gonfler. Elles ne pouvaient se soustraire à la conviction qu’elle avait eu recours à des méthodes artificielles, du coup Sophie dut se soustraire à leur compagnie. Bien pire que ses deux voisines fut sa découverte d’un groupuscule d’illuminés dont elle ignorait l’existence autour d’elle quoiqu’elle les connaissât individuellement et qui, eux, soutenaient qu’une grossesse à 48 ans n’était qu’un jeu d’enfant pour Celui qui fertilisa Elizabeth au fin fond de sa vieillesse. Certains crurent bon même de l’appeler « Elizabeth » jusqu’à ce qu’elle ait enfanté. Ensuite, Sophie se rendit compte que plusieurs de ses connaissances étaient tombées enceintes au même moment ; certaines étaient plus jeunes, d’autres de son âge. La situation l’angoissait quelque peu ; elle était évidemment heureuse de les voir toutes souriantes (malgré une certaine ombre dans les yeux) mais elle s’empêchait de leur poser des questions qui auraient pu les inquiéter, ou qui auraient pu l’inquiéter à elle. Des questions à propos de mantes religieuses par exemple. Non, elle ne voulait pas savoir.
Quelques mois plus tard, lui parvenait à la librairie une nouvelle publication locale, un livre dont le titre lui glaça le sang :
Le retour des disparus - et c’était signé : Ramzi FARHAT.
[A suivre]
‘Ordinary People’ ou comment démontrer qu’un innocent peut devenir une machine à tuer durant un court laps de temps
Durée de cuisson : 80 minutes.
Dans son film ‘Ordinary People’ (2009) et donc son dernier long métrage, Vladimir Perisic entend prouver par l’image (et le son), une idée simple et pourtant très forte : tout un chacun, vous, moi, un jeune homme de 20 ans dans le cas de son film, innocent comme peut l’être un jeune homme ordinaire de 20 ans, peut, étant données les circonstances adéquates, se transformer en machine à tuer redoutable. Pour convaincre son public de son ‘théorème’, Perisic va avoir recours à quelques ingrédients bien définis et très pertinents, puisque je trouve que son pari est assez réussi.
Liste des ingrédients :
a) Une situation dramatique, absurde dans sa décontextualisation
b) Un personnage principal énigmatique quoique ordinaire
c) Un point de vue plutôt externe sur ce personnage
d) La nécessité d’une autorité ferme et inhumaine
e) Un environnement aride
f) Quant au scénario et au tournage : un scénario court et une volonté d’expérimentation ‘laboratoire’
Ces éléments vont opérer ensemble durant la durée du film pour permettre au spectateur de ressentir au plus profond de lui-même qu’il n’est pas du tout épargné et qu’il est bien capable de devenir une machine à tuer lui-même. Cette peur est particulièrement vivace aujourd’hui en 2014 à l’ère des vidéos criminelles de l’ISIS diffusées sur YouTube et dans lesquelles on assiste depuis des mois à des purges, des crimes en série, des horreurs de toutes sortes et qu’on croyait reléguées à des époques révolues. Qui ne s’est pas posé la question (de) : qui sont ces gens-là ? Qui sont ces monstres humains qui révèlent au globe sa face la plus sombre ? La réponse de Perisic nous vient de (plutôt) loin, de 2009, et ne semble pas vouloir nous rassurer : ces tueurs, ça peut bien être nous. D’ailleurs n’a-t-on pas vu des étrangers de tous les continents venir se rallier à la cause ISIS ?
Ainsi donc, tout commence dans le film par une situation dramatique absurde : de jeunes soldats sont emmenés par bus vers un endroit reculé, dans une sorte de campagne. Ils ne savent pas où ils vont, et c’est d’ailleurs la première question que profère le personnage du film : ‘‘On va où ?’’.
Tels des moutons, ils sont emmenés sans savoir pourquoi dans un endroit où ils devront attendre comme ont attendu avant eux Vladimir et Estragon. Notre personnage se permettra d’ailleurs une deuxième question : ‘‘On attend quoi ?’’. Pas de réponse, et d’ailleurs on lui conseille de ne pas en poser. Malheureusement, une réponse viendra dans un van qui apparaît à l’entrée du domaine. On regretterait presque l’attente non résolue des personnages de Beckett. N’empêche que l’absurde demeure, puisque le film se plaît à ne pas contextualiser ni l’enjeu politique ni la stratégie militaire des meurtres qui auront lieu. Qui est l’ennemi ? Pourquoi le tue-t-on de cette façon ? Cela sert-il à une quelconque conquête militaire ? Juste un vague écho de terrorisme à la radio ; un écho qui à lui seul devrait justifier des rafales interminables de cartouches.
C’est dans cette unité d’espace (si l’on veut exclure l’arrivée et le départ du lieu des purges) que débarque notre personnage principal sans nom jusque-là, qui aurait bien préféré continuer à dormir si cela avait été possible dans le premier plan du film. Il est jeune, presque trop jeune, un peu maladroit. Sa démarche est particulière, un peu lourde comme peut l’être celle de son auteur. D’ailleurs, les deux bougent leurs bras de la même façon. Il est le seul à résister à l’ordre de tuer la première fois face à une autorité militaire nationaliste que personne ne semble remettre en question. C’est par ce premier refus qu’il devient notre héros, qu’on s’attache à lui, que le compagnonnage que la caméra fait avec lui depuis le début du film en le suivant, en le privilégiant mais sans nous donner à le comprendre vraiment (sans doute n’y a-t-il rien d’exceptionnel à comprendre justement), gagne en valeur. Ce moment de résistance à l’autorité déclenche une légère identification à lui que Perisic utilisera avec plaisir pour renverser nos convictions en deux temps trois mouvements, puisque le personnage ne résistera pas longtemps. Il tuera, et acquerra son prénom après ce premier franchissement de cap. La caméra le suivra dans sa démarche pour un moment après la première exécution, alors qu’elle l’avait toujours accompagné jusque-là, mais il sera plus rapide qu’elle. Il deviendra Dzoni et laissera derrière lui l’image d’un personnage flou, non caractérisé, sans odeur, comme peut l’être celui du ‘Parfum’ de Suskind. Il se découvre bientôt un goût pour les exécutions qu’il applique avec zèle, et un peu de compulsion obsessionnelle lorsqu’un des ‘’ennemis’’ refuse à maintes reprises la posture assignée à genoux. Le spectateur comprend avec horreur la compulsion de Dzoni, puisque lui aussi se rend compte que ce serait bien plus beau de les avoir tous alignés comme des danseurs à genoux, ces condamnés ! Cette compulsion obsessionnelle est prouvée par sa dernière question dans le bus du retour : ‘‘As-tu compté ?’’ (ou ‘‘combien’’). On comprend : puisqu’il faut tuer, autant bien le faire et ne pas gâcher la théâtralité esthétisante de la danse de la mort.
Notre personnage, Dzoni, revient donc initié. Mais le point de vue du réalisateur sur lui nous a-t-il permis de bien comprendre son intériorité ? Pas vraiment. Les petites réminiscences de son passé ne suffisent pas à expliquer son basculement : peut-on vraiment reprocher à son père de ne pas l’avoir amené avec lui à la pêche ? Ce serait de mauvaise foi. On ne comprend pas ses émois internes dans leur spécificité puisque c’est l’objectif même du film que de nous dire : il n’y a pas de spécificité. Dzoni est un ‘‘homme ordinaire’’, un prototype dans lequel n’importe quel spectateur peut se retrouver, un vêtement trop large et qui peut accueillir toutes les tailles. Cette impossibilité à pénétrer le monde intérieur d’un personnage qu’on a pourtant choisi de suivre, cette incompréhension face à un comportement humain qu’on observe, me rappelle le film ‘Elephant’ de Gus van Sant, primé à Cannes en 2003, l’année même où Perisic y avait aussi présenté son premier moyen métrage. L’acte criminel, le Mal dans le monde, on peut prouver qu’ils ne sont étrangers à personne, mais comment peut-on les analyser dans leurs couches profondes ?
Ainsi donc, Dzoni revient initié au meurtre ; il peut désormais pisser côte à côte avec son supérieur qui demande son silence sur le quartier libre qu’il leur accorde. Ainsi, comble de l’absurde, le chef craint-il lui aussi un chef encore plus supérieur, ce qui nous amène à parler de l’autorité hiérarchique tueuse et inhumaine dénoncée dans le film. S’il n’y avait eu cette autorité, les jeunes soldats auraient attendu longtemps, voire pour l’éternité, sans connaître le but de leur présence dans cet endroit. C’est l’ordre de tuer qui porte l’absurdité ‘Beckettienne’ vers ses sommets sanglants et violents. Néanmoins, l’imagerie de la violence n’est pas spectaculaire. Perisic ne jouit pas de ses scènes d’exécution. Il se retient, il est soucieux et inquiet, tout à la différence du film serbe de 2010, ‘A Serbian film’, qui exorcise lui aussi une rage ancienne, mais dans un excès gore presque sans précédent.
Au contraire, ‘Ordinary People’ puise dans la nature, quoique aride, des éléments de son drame. Ainsi réunis, assoiffés, dans un domaine où ils peinent à trouver une zone d’ombre et où ils se passent la bouteille d’eau comme des gamins se passeraient un joint, nos jeunes soldats semblent bien dans une version moderne de l’enfer. Un soleil pesant les accable et les tourmente, à la manière de l’archétype psychanalytique de l’œil du Père qui observe, qui juge et jauge leurs comportements et leurs actes. Dzoni parvient cependant à trouver quelques moments de paix dans les feuillages et parmi les fourmis, sauf que le dernier plan du film montre une nature qui a sombré dans l’obscurité, des ténèbres desquelles on doute que Dzoni pourra un jour véritablement ressortir.
Par ce juste dosage d’éléments de forme et de narration, par le squelette général de scénario qu’il avait à la veille du tournage (20 pages), mais habité par sa bande d’acteurs et son regard de cinéaste souffrant d’avoir assisté à la fin de son pays, aux purges ethniques Serbes, à un nationalisme ou hyper-nationalisme sans âme, Perisic amène son spectateur à une réflexion universelle sur le Mal. Il faut résister intérieurement sinon chacun peut devenir en un petit laps de temps une machine à tuer. Mais la conclusion reste tragique car étant données les circonstances de Dzoni, à quel point aurait-il pu résister intérieurement ? J’aime à croire qu’il aurait pu, mais encore aurait-il fallu qu’il soit mûr, conscient, éveillé politiquement, ce qui est rarement le cas chez les jeunes.
Pour finir sa recette, Perisic a arraché quelques ingrédients qui n’auraient pas servi son film :
- La musique
- L’excès de dialogues (introspectifs ou autres)
- Des références socio-politiques concrètes
Comme quoi il faut ajouter et retrancher également pour réussir son propos.
Bon appétit !
Nicolas s’agenouilla sur la petite chaise et s’accouda sur la table, le crayon mine à la main.
Il fixa le papier blanc devant lui d’un regard évasif puis traça un petit cercle au centre de la page.
Il prit du recul pour mieux voir le cercle puis s’affaira à hachurer le disque blanc jusqu’à ce qu’il fût tout noir. Il fit une grimace lorsque sa main s’écarta un peu de la ligne du cercle, mais il tâcha vite d’arranger le dessin. Ce n’est pas pour rien que Mr. Martin leur enseignait le dessin chaque jeudi.
[...]
Le rond noir est bien fait, pensa-t-il fébrilement.
En intercalant son crayon entre son incisive et sa molaire, il releva le papier, l’éloigna de lui et se concentra sur la suite de la démarche. Il avait retrouvé sa canine droite dans son assiette la veille, ça l’avait effrayé sur le moment mais il en était bien content maintenant puisque ses crayons tenaient à merveille dans l’espace béant de l’ancienne dent. Bien sûr, il évitait que sa maman ne le voie. Elle n’avait pas trop aimé l’idée lorsqu’il avait affiché son feutre rouge dans la bouche la veille.
Que dessinait-il au juste ?
Nicolas n’en avait aucune idée jusqu’à maintenant. Mr. Martin leur avait expliqué qu’il fallait laisser la main commencer le travail et qu’en dessinant, le peintre réalisait bonnement ce qu’il voulait faire.
Comme le disque lui paraissait trop noir (il lui rappelait la bouche d’égouts dans laquelle il avait failli tomber l’année passée près de la maison et qu’un pauvre ouvrier avait oublié de refermer et avec qui papa s’était disputé), il prit sa gomme et la fit passer trois fois sur le disque, de sorte que son dessin avait maintenant à peu près cette forme :
[voir image à droite]
C’est drôle ! Le tout lui rappelait une prison avec des barreaux comme il en voyait à la télé.
Ou encore la bouche d’égouts avec des barreaux dessus.
Voilà ! Mr. Martin avait raison. Il commençait à avoir des idées, ça prenait forme.
Son regard tomba sur son cartable dans le coin de la cuisine. Il soupira. Sa maman allait le gronder lorsqu’elle le rentrerait s’il n’avait rien étudié mais il n’en avait pas envie.
Nicolas…
Nicolas oublia mère, livres et cartable. Il demeura abasourdi. Avait-il entendu quelqu’un appeler son…
Nicolas…
Ses traits se déformèrent, tandis qu’une coulée de sueur dégoulinait sur son front.
Soudain la cuisine lui semblait beaucoup trop grande, son souffle résonnait dans ses oreilles, lourd, pénible, jurant avec les battements de son cœur, saccadés. Nicolas demeurait coi, sans parvenir à faire aucun geste. Il avait peur. Son regard parcourut la pièce de fond en comble avant de s’arrêter sur le dessin posé sur la table.
Sur le trou.
Depuis les profondeurs abyssales du trou noir, parcourant une épaisseur de particules d'encre réunies au sein d’un occulte cercle, transportée par les ténèbres d’un supposé-vide, miroir d’un autre monde ou micro-monde, une voix.
Nicolas était déjà loin.
Il s’était fourré dans la remise et avait fermé la serrure à quatre tours. Dans sa ruée, il avait fait tomber sa chaise dans la cuisine et s’était presque rompu la gorge, mais il était parvenu à courir comme un fou et se cacher.
Il attendit derrière la porte en respirant bruyamment, les yeux ne quittant pas la poignée qu’il s’attendait à voir tourner sur elle-même. Des centaines d’images qu’il ne parvenait pas à organiser se bousculaient dans sa tête. Avait-il réellement entendu une voix l’appeler par son nom ? Une voix… émergeant de son dessin ? du trou ?
J’ai paniqué trop vite, songea-t-il. J’ai dû imaginer, c’est tout. Les voix dans les trous, ça n’existait pas voyons.
Il était presque à deux doigts de se reprocher sa réaction peureuse et couarde. Que dirait son père s’il le voyait caché dans la petite remise ?
Nicolas s’approcha de la porte, posa la main sur la poignée, hésita avant de tourner la clé et sortit.
Le grincement plaintif que fit le battant le fit sursauter mais il se ressaisit et se dirigea doucement vers la cuisine. Il se tint quelques instants dans l’embrasure de la porte à observer la feuille blanche toujours à sa place sur la table.
Il fit un pas en avant et fut au-dessus du trou noir.
Du trou barré.
Silence.
C’est vrai que ça ressemblait à un trou, comme une sorte de… cave ou réduit qu’on comblerait volontiers pour empêcher quelque chose d’en ressortir.
Nicolas eut un frisson à l’évocation de cette idée mais il se félicita d’avoir dessiné quelque chose de « réaliste » comme aurait dit Mr. Martin qui leur avait longuement expliqué l’autre jour qu’il fallait que l’acte de peindre ne soit pas juste un passe-temps pour s’amuser mais aussi un moyen de communication et de partage avec les autres.
Il est super Mr. Martin, vraiment. Je devrais lui faire voir le trou, je suis sûr que ca lui plairait.
Nicolas se penchait au-dessus de la feuille pensivement lorsque la même voix de tout à l’heure l’interpela.
Nicolas
Il poussa un cri terrorisé et recula en arrière. Il percuta le réfrigérateur. Il ne parvenait pas à détacher son regard de la feuille.
Il n’avait pas rêvé, ca lui arrivait vraiment. C’était horrible.
Nicolas
… une voix étouffée comme un murmure
Ni féminine, ni masculine.
Nicolas
Libère-moi…
Nicolas essaya de répondre mais aucun son ne sortit de sa bouche, sauf un couinement apeuré. Il attendit que les battements de son cœur se calment avant de demander d’une voix plus forte, plus imposante :
_ Qui es-tu ?
La voix ne répondit pas.
Nicolas se détendit malgré lui.
Il s’avança d’un pas et reposa la même question.
Libère-moi et tu le sauras
Intrigué, Nicolas fit un autre pas et essuya le trou des yeux, mais ne remarqua rien d’alarmant.
_ Te libérer de quoi ?
De ma prison
_ Mais qui es-tu ? s’enquit-il plaintivement.
La réplique de la voix lui vint rapide, virulente, tranchante.
SI TU ETAIS TELLEMENT INTERESSE PAR ME CONNAITRE COMME TU LE PRETENDS, ESPECE DE CON, TU NE M’AURAIS PAS BALANCEE DANS CE TROU.
Nicolas hoqueta de frayeur et faillit perdre l’équilibre. Il sentait ses jambes ramollir sous lui. La sueur perlait de nouveau sur son front et ses joues. Ses yeux vibraient dans leurs orbites tandis qu’il essayait de raisonner mais avait l’impression de sombrer sans retenue dans la folie. Il fondit en pleurs :
_ Je.. je n’ai pas fait exprès.
Il renifla.
Il ne perçut aucune voix pour un moment, puis :
Tu peux fixer ceci si tu me libères vite
Nicolas se pencha au-dessus de la feuille en tremblotant. Il perdit son regard dans le trou quelques instants avant de demander d’une voix innocente :
_ … Où es-tu ?
C’est alors qu’il ressentit au plus profond de son être une énergie ascendante qui semblait provenir du trou, et soudain, un œil s’ouvrit dans le trou noir. Un œil qui visait Nicolas d’un regard plein de haine. Ce dernier sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête, mais il réprima le hurlement d’horreur qui remplit sa bouche et mourut sur ses lèvres. Ses tempes battaient fort dans sa tête. Il parvenait à peine à voir dans le brouillard qui pesait sur ses yeux. N’empêche qu’il avait vu un œil s’ouvrir, et le fixer, dans le trou. Un œil qui lui avait paru aussi proche que loin.
Alors ?
Depuis le seuil de la cuisine, Nicolas répondit :
_ Tu me fais trop peur pour te libérer. Maman sera bientôt là et elle décidera quoi faire.
Il tremblait. C’était à peine qu’il avait pu parler. Il réalisa qu’il venait de braver sa peur et de défier la voix importune.
Silence.
…
Et puis, le crissement de pneus habituel dans le garage au rez-de-chaussée. Nicolas jeta un coup d’œil rapide sur l’horloge du mur. Il était 6h. Il soupira. Sa mère était arrivée. Le cauchemar allait bientôt prendre fin. Il se retourna pour ouvrir la porte du vestibule lorsqu’il entendit ce qui lui glaça le sang dans les veines.
Il est temps que ta mère sache qui a cassé le rétroviseur de sa Punto. Ça me ferait grand plaisir de lui raconter que le voisin du premier a été accusé à tort, et que ce n’était pas lui qui, dans un accès de colère, et suite à une dispute ordinaire avec sa mère, avait donné un grand coup de pied dans le petit miroir et l’avait envoyé valser dans une volée de débris de verre
Nicolas sentit la pièce tournoyer autour de lui. Le bruit de la voiture qui s’arrête quelques mètres plus bas fit ressurgir dans sa tête le souvenir d’un incident bénin de l’année passée. Quelque chose de si banal qu’il avait fini par oublier jusque-là.
Le rétroviseur de la Punto, l’ancienne voiture de maman.
Il le revit voltiger et se fracasser quelques mètres plus loin. Son estomac se noua.
Pourquoi avait-il fait ça ?
Elle n’avait pas voulu l’emmener au parc d’attractions auquel tous ses camarades de classe étaient allés et qui lui avaient rabattu les oreilles avec leurs histoires de Grand-8 et de Train-fantôme. Il avait eu si peur de lui dire la vérité qu’il avait laissé ce pauvre Gilles du premier être accusé et puni à sa place, l’autre ayant des antécédents dans des trucs comme ça.
Mais personne n’avait su, personne ! Comment a-t-elle pu…
Nicolas se retourna vers la cuisine, le visage pâle, modelé de peur et d’embarras.
_ De quoi… de quoi tu parles ?
Nicolas… Je pense que je t’ai suffisamment rafraîchi la mémoire, non ?
Il gémit :
_ C’était un accident ! C’était pas exprès…
Il était atterré.
Tout n’est pas exprès chez toi, me semble-t-il… (la voix avait changé de ton, elle était plus calme que tout à l’heure, plus mauvaise) Le pauvre chat de Mme. Violette non plus, je présume ?
Nicolas releva succinctement la tête.
_ Mais comment fais-tu pour savoir tout ça ? cria-t-il. Ce n’est pas possible.
Je sais tout, Nicolas. Maman devrait savoir que son chouchou de trésor (Nicolas y reconnut une expression que sa mère aimait utiliser) s’est trouvé une occupation intéressante avec son revolver à plomb.
Le trou lui semblait beaucoup plus grand à présent, il avait l’impression qu’il allait l’avaler tout entier. Il ne percevait cependant toujours pas le secret de la pénombre.
Il ferma les yeux et l’implora :
_ Je t’en prie. Je t’en prie. Ne dis rien à maman.
Issue d’un autre monde, il entendit une voix familière derrière lui :
_ Nicolas, avec qui tu parles chéri ?
C’était la voix de sa mère. Il ne se retourna même pas. Il attrapa la feuille et courut s’enfermer dans sa chambre.
Il ne dormit pas cette nuit-là.
Il se retourna mille fois dans son lit sans parvenir à s’endormir. Il était trop tendu. Sa mère avait crié durant une demi-heure et tapé sur la porte de sa chambre, mais il ne lui avait pas ouvert. Il lui avait répondu qu’il était très fatigué et qu’il avait besoin de dormir. Il avait rangé la feuille dans un tiroir pour ne plus la voir mais il ne quitta le tiroir des yeux toute la nuit. Il appréhendait l’idée de réentendre cette terrifiante voix qui savait tout, mais ses craintes ne se traduisirent pas. La voix ne se manifesta pas de la nuit. Vers le matin, il doutait de l’avoir jamais entendue.
[A suivre]
EAU DE NUIT 2 (pdf)
DownloadI know I will see you again
but I don't want it to be in heaven
You might not go to heaven
My sweet prince
You're such a wicked soul
A flipped spirit swiftly tormenting life around you
A broken being messing things up as you go
Yet we will meet again
I know this for a fact
I just hope we do before worms feed up on your eyes and skin
Your eyes so beautiful
the thresholds to your abyss
Your skin so soft
the apparent door to your recluse temple
My sweet prince
I know our bodies will melt again
but I don't want it to happen in common graves
I don't want nature to be the one
merging our dirt in one final
passionate
embrace
My sweet prince
I know I will make love to you again
but I don't want it to be in hell
That, I already tried
Take me somewhere new
My eroded lover
I stopped seeing your shadow
Hasn't the sun been rising on you lately?
My sweet tormentor
How have you been?
Won't you come knocking on my door
as I sleep tonight
so I can finally see you again
beyond life and death
inside my dreams
my terrible dreams that only you
can turn so well into nightmares
And then I will kiss you
I know this for a fact
but I won't feel the remains of the smoke
nor the taste of all the others
nor the memory of all those worms inside your mouth
It will only be your sweet lips again
Frozen away from heaven's reach.
Photographer: Bshara Atallah
Poems 2012-2015 (pdf)
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